Denise C. Haas
Jasper A. Friedrich
Mensonges -
Un dialogue.
(Une femme et un homme se trouvent dans un hall d'entrée d'un hôtel.)
ELLE
Je ne sais pas. Voilà. Je ne puis vous dire ce que ...ce que je pense. En disant ce que je pense, je mentirais forcément.
Contrairement à toutes les apparences, je préfère ne rien dire.
(Silence.)
LUI
(Déçu.) Mais... je voudrais... je ne sais pas plus que vous. Ce n'est peut-être pas la première fois que vous...
Vous savez?
Nous le savons, n'est-ce pas?
ELLE
Incroyable.
LUI
Ne le faites pas de cette façon.
ELLE
Comment?
Quoi?
Qu'est-ce que je ferais? Dites-moi.
LUI
Quoi quoi quoi?
Ne papillonnez pas. Il y aura un orage, je crois. Au moins... de nous mettre ensemble... peut-être... de vivre ensemble, vous savez...
jusqu'à ce que la mort s'en suive... une vision... je parle trop... excusez-moi.
(Elle s'évanouit dans ses pensées.)
Dites-moi. (Elle se tait. Elle regarde dans le vide.) Alors? Dites-le. C'est facile, dites-le...
ELLE
Je ne peux pas dire.
Je m'excuse.
Je ne peux pas le dire, ici ou maintenant. C'est bête, mais il me manque..., non, c'est bête. C'est inutile de le dire. Vous le savez.
LUI
A d'autres... Dites-moi ce que vous voulez dire... Il y a une vie derrière la vie quotidienne... je la suppose... mais...
ELLE
Vous savez, penser, c'est mauvais, penser, c'est la mort, c'est la perte de... Derrière la vie il y a tout et rien, il y a vous et tous
les autres que je suis en train d'oublier, tous les autres que j'ai oubliés.
Je ne suis pas une femme qui se livre corps et âme à un seul homme.
Je suis quelqu'un d'infidèle.
LUI
Un instant. Je vais réfléchir.
ELLE
Oubliez tout ça. Partez et oubliez.
LUI
Non.
(Il allume une cigarette. Il fume.)
(Silence. Elle le regarde fumer. Il évite son regard. Son regard se promène dans la chambre. C'est un hall d'entrée d'un hôtel, grand, clair,
aéré, on entend la mer au loin, la mort perpétuelle sur le sable. Il fume encore. Lentement. Ses gestes sont d'une lenteur insupportable.)
ELLE
Ce mercredi soir j'avais juste envie de boire. Je ne sais pas pourquoi vous étiez là, à cette table, à côté de moi. En fait, on n'avait rien à se dire.
LUI
Non.
ELLE
J'avais envie de boire. Vous avez commandé du whisky. On a bu. J'ai à peine retenu ce que vous avez dit. J'étais très loin.
LUI
Est-ce que vous voulez boire quelque chose?
ELLE
Non merci.
LUI
Du whisky?
(Il parle avec elle sans la regarder.)
ELLE
Non merci.
LUI
... vous auriez pu partir.
ELLE
Je ne suis pas partie. Je n'avais pas envie de partir, j'avais envie de rester, j'avais envie de boire.
LUI
On a bu.
ELLE
(Sourires) J'avais un désir fou de vous toucher. Nous nous sommes embrassés.
C'était comme si on s'était connu avant et retrouvé ce soir- là.
LUI
Je vous ai raconté de mon enfance.
ELLE
Ça me rendait triste, je crois...
Je me rappelle, du coup, j'avais envie de pleurer. Je ne puis pas dire pourquoi... et puis, j'avais peur.
LUI
Je ne sais rien de vous.
ELLE
Vous entendez la mer? Un bruissement... incertain...
LUI
Vous vous trompez, ... la mer... c'est trop loin d'ici... de nous.
ELLE
C'est vous qui vous trompez. C'est peut-être inutile de le dire, mais je vous le dis quand même.
La mer, oui la mer, on parle bien de la même mer, alors cette mer, je la porte en moi.
LUI
Enfin, votre mer... seulement un bruit dans votre tête?
ELLE
Je n'ai pas dit cela.
LUI
Oui, peut-être, c'est ça... mais... On le pourrait comprendre comme ça.
ELLE
Qu'est-ce que vous pensez?
LUI
Moi? Ce n'est pas intéressant... pas du tout.
(Un temps.)
Est-ce qu'on se reverra? ... Après cette...
ELLE
A vrai dire, qui peut le savoir. Je me demande chaque fois qu'on se quitte, si on se revoit. Je ne le sais pas.
Mais jusqu'à maintenant on a fait pour se revoir. On a toujours trouvé...
Je ne le sais pas.
Je ne sais rien de vous. Et puis, je sais très peu sur moi. Et puis, il y a tous les autres, les gens,
ce sont peut-être eux qui décideront sur nous. Et qui sait, peut-être je mourrai avant qu'on se revoie.
LUI
Taisez-vous! (Un peu trop fort)
ELLE
Il ne faut pas toujours se taire. Parfois j'ai l'idée fixe de devoir parler.
Dans ces moments, j'aimerais tout dire, crier...
LUI
Vous ne trouveriez pas les mots.
ELLE
Je sais.
LUI
Résumons.
ELLE
Il n'y a rien à résumer. Nous, nous n'existons pas pour le monde...
Qu'est-ce que... vous voulez...
LUI
Un passé qui n'est jamais passé.
ELLE
C'est une illusion. Nous n'avons que les mots.
LUI
Quels mots?
ELLE
Les mots que nous disons sans réfléchir. (Elle murmure sans ton.)
LUI
(Avec tendresse.) Ce n'est rien, vous savez.
ELLE
(Pour la première fois elle le regarde. Le silence est effrayant. D'abord, il ne la regarde pas.
Après un long moment il ne résiste plus. Il la regarde: son visage, ses yeux, peut-être ses mains, son corps...
Cela on ne peut pas savoir. Ils se regardent sans bouger.)
LUI
(Sérieux.) Est-ce que vous voulez que je me tue?
ELLE
Non, mais non...
LUI
Je ne peux pas rester avec ça.
ELLE
Avec ça?
LUI
Oui avec ça. Avec cette chose. Avec vous.
ELLE
Qu'est-ce qu'on va faire?
LUI
(A voix basse.) Tu vas me quitter...
ELLE
(Coquette.) Tout de suite, si vous voulez. Où est la sortie?
LUI
(Agité.) Non. Pas du tout.
(Silence.)
(Un temps.)
ELLE
Je vous l'ai dit.
(Silence.)
LUI
Je ne me rappelle pas. De toute façon, je ne vous ai pas demandé de venir ici.
ELLE
Quoi faire sinon. Je ne pouvais que marcher. Marcher jusqu'à ce que je m'évanouisse. Marcher sans savoir où aller, sans connaître personne.
(Doucement.) Prisonnière... elle marche.
LUI
La nuit?
ELLE
Non. C'est comme la mer. Ça va et vient. Marcher sans but, marcher pour marcher,
marcher pour ne pas entendre le silence et les voix des autres, marcher pour mourir et pour renaître,
marcher pour pouvoir être seule, marcher pour ne pas penser, marcher pour chercher ce que je ne connaîtrais jamais,
marcher, marcher...
LUI
Personne ne pourra vous comprendre. Arrêtez de parler comme ça.
ELLE
Comment parler sinon? Parler comme tous les autres... du temps...de politique... de maladies... et cætera.
LUI
Vous étiez là et vous ne vouliez pas partir.
ELLE
C'était la nuit.
LUI
On cherchait de quoi parler.
ELLE
J'ai oublié la présence des autres.
LUI
On a dû trouver.
ELLE
Je n'y peux rien. L'oubli est arbitraire. C'est ce qu'on pourrait dire à propos de l'oubli.
LUI
Nous avons bu du whisky, c'est vrai.
ELLE
Vous vouliez partir, aller dans un autre bar. La table était vide. Vous ne vouliez pas rester à cette table vide.
LUI
On est parti.
ELLE
Dans ce bar il n'y avait pas de table vide.
LUI
On a encore commandé du whisky.
ELLE
Je vous ai observé dans le miroir. Et puis, on a dû s'assoir. Jusqu'à ce moment-là nous ne nous sommes pas touchés.
LUI
Je ne savais rien de vous.
ELLE
Je crois que ma main a cherché la vôtre, sans que je le désire ou non.
Je n'y pouvais rien faire. Résister, ça aurait été me trahir. Ne pas résister, ça aurait trahi mon passé.
LUI
Heureusement vous n'avez pas essayé de penser à ce moment-là.
ELLE
Vous avez parlé comme si nous n'allions plus nous revoir.
(Un temps.)
C'était faux.
LUI
Arrêtez.
ELLE
Je ne sais pas, je ne sais pas plus que vous...
LUI
Au coeur de la mer noire de Dieu...
ELLE
Non!
LUI
Je vous ai dit ce que je sais de mon enfance. C'est bien peu.
Vous avez écouté sans mot dire. J'ai tout jeté vers vous; la douleur s'il y en avait. Les enfants ne connaissent pas la douleur.
J'ai vu que vous vouliez pleurer.
Vous n'avez pas pleuré.
Nos mains ne se sont plus quittées.
ELLE
Je me rappelle que vous étiez indéniablement présent. J'ai eu peur.
LUI
Moi aussi.
ELLE
Nous nous sommes embrassés. J'avais un désir fou de vous sentir, d'être près de vous.
LUI
J'aurais pu rester comme ça pour toujours. (Il regarde au loin, cherche la mer) Sans condition... à portée de vos mains.
ELLE
Vous savez, cela me fait peur.
(Silence.)
C'est impossible.
C'est impossible...
LUI
Arrêtons. Ecoutez la mer. Oubliez.
ELLE
Il n'y a personne qui nous comprend.
LUI
Curiosité. Jalousie.
ELLE
J'ai eu peur. J'aimerais ne rien entendre, ne voir personne.
Et puis je m'en fous de toutes les oppinions qui pourraient exister sur nous.
LUI
Ce n'est pas vrai.
ELLE
Vous avez raison.
Cette nuit, vous vous rappellez?
LUI
La nuit est l'oubli du jour.
Le jour est l'oubli de la nuit.
ELLE
Vous dormez encore?
LUI
La fatigue est la mort de chaque amitié.
ELLE
Vous, un ami?
LUI
Qui sait.
ELLE
Vous mentez.
LUI
(Un temps.)
Une journée à la mer ce n'est pas assez pour mourir.
ELLE
Plusieures peut-être.
LUI
Desespérer.
ELLE
Pendant cette nuit, je l'ai entendue...
LUI
Ce mugissement?
ELLE
Sans espérance.
(Un temps.)
LUI
Est-ce que je peux vous mettre au nombre de mes amies?
ELLE
Si cela vous importe.
LUI
(Un temps.)
Vous savez... j'ai toujours vécu seul... Non... ce n'est pas vrai...
ELLE
Oui, c'est ça, c'est devenu un besoin.
LUI
De vivre seul? Ce n'est pas le plus mauvais besoin, n'est-ce pas?
(Un temps.)
Vous avez l'air triste.
ELLE
Comment?
(Silence.)
Elle est venue pour me voir, pour me regarder. Vous, ce soir-là, à nouveau un inconnu.
J'étais triste.
Vous savez. Du coup elle était en face de moi. Ses yeux cherchent dans les miens notre histoire. Je sais qu'elle n'y trouvera rien.
Je sais qu'elle n'est venu rien que pour me voir.
LUI
Arrêtez.
ELLE
Pourquoi?
Vous ne supportez pas la verbalisation des faits?
LUI
C'est ma faute.
ELLE
C'est la faute à personne. Il n'y a pas de fautes.
LUI
C'est vrai, c'était inévitable.
ELLE
Je crois qu'il n'y a pas s'explication.
Mais je veux vous dire qu'après ce soir je n 'avais plus envie de vous revoir, de vous parler.
LUI
Je ne savais quoi faire.
ELLE
Moi non plus. Mais au moins, vous auriez pu dire 'Au revoir'. C'était comme si on ne s'était jamais connu.
LUI
Je n'avais aucune chance. Elle et vous. Quoi que j'aurais pu faire était faux.
ELLE
Mais c'est un fait que vous me connaissez. Alors vous pouvez dire 'Au revoir'.
Peut-être c'est ce soir-là que tout s'est décidé. Vous avez choisi de ne pas me connaître. J'ai l'impression que ça pourrait se répéter.
LUI
C'est trivial.
ELLE
Je sais.
(Elle se lève, marche un peu, s'arrête. Elle le regarde, puis se détourne de lui, avance vers la fenêtre, regarde dehors.
Elle doit regarder la mer. Silence.)
LUI
Pourquoi est-ce que je suis obligé de penser à vous... sans arrêt.
ELLE
Je suis là... tu m'entends? Je suis là.
LUI
Oui, ça ce n'est pas sorti de ma mémoire... mais... nous nous sommes trouvés face à face, tout à coup... qu'est-ce que ça veut dire?
ELLE
...nous avons attendu... depuis longtemps...
LUI
Il est difficile d'attendre tellement longtemps.
Cette nuit, vous avez eu du plaisir, au moins?
ELLE
(Timidement.) On a dû faire une faute... quand on peut marcher encore... Il... (Faiblement.) après...
LUI
Comment?
ELLE
Je l'ai lu... une fois... il y a longtemps...
LUI
Je ne comprends pas. Pourriez-vous m'expliquer ça?
ELLE
C'est toujours un acte de violence... ce désir... cette prise de possession... la chair...
C'est tout.
LUI
C'est un jeu tout simplement, un jeu, parfois... pas toujours.
ELLE
Parlons d'autre chose.
LUI
Ne soyez pas comme ça... Où est-ce qu-on va se coucher?
ELLE
Où ça?
LUI
On pourrait choisir un petit hôtel, n'importe lequel... ils sont tous bons.
ELLE
Je ne sais pas.
(Elle cherche.)
Quand nous arriverons, nous irons tout de suite à la plage, n'est-ce pas?
LUI
Oui, évidemment, tout de suite.
ELLE
(A voix basse.)
Est-ce qu'on fait pour s'entendre? Mhm?
LUI
Quand est-ce qu'on s'en va?
ELLE
Y a-t-il une solution?
LUI
A qui pensez-vous quand on vous dit la 'chair'?
ELLE
A personne.
(Un temps.)
LUI
Qu'est-ce que nous sommes bêtes. A quoi pensez-vous? Y a-t-il quelque chose que vous voulez?
ELLE
Une cigarette, s'il te plaît.
(Il lui offre une cigarette. Il lui donne du feu. Elle fume. Debout. Elle se détourne dr lui à nouveau.
Toujours debout à la fenêtre, elle lui tourne le dos.)
Vous étiez inaccessible. Cela m'a fait peur. J'étais sans pouvoir vous joindre. J'étais seule avec cette histoire, avec vous.
Une prison sans être enfermée. Ça m'a fait peur. Je ne pouvais pas pleurer. Vous veniez quand vous en aviez besoin.
J'avais envie de finir cette attente. Je n'avais plus envie de partir avec vous. J'avais envie de me retirer à la campagne.
Pour vous oublier... et pour arrêter de vous attendre.
(Elle crie.)
Vous êtes revenu. Vous m'avez pris dans vos bras. J'étais à nouveau perdue. Je...
(Elle est desespérée.Sauvage.)
LUI
(Il se lève, précipite ses pas vers elle, s'arrête avant qu'il arrive à la fenêtre, il se détourne.)
ELLE
(Dure.) Restez où vous étiez.
C'est mieux. En ce moment, j'avais envie de vous dire 'C'est fini', j'avais envie de vous tuer.
LUI
(Cloué à l'endroit où il s'est arrêté.)
Vous ne l'avez pas fait.
ELLE
Non.
De toute façon, ça n'aurait rien changé.
LUI
Arrêtez.
Ce qui a dû se faire, s'est fait.
ELLE
Vous ne comprenez pas.
LUI
Il n'y a rien à comprendre.
ELLE
C'est vrai, il faut supporter.
Je crois que je me répète.
J'aimerais dormir et oublier comme un animal, dormir et oublier.
LUI
Restez.
Nous n'avons pas encore fait le tour.
(Il frotte une allumette.)
Regardez, c'est ça, la vie... trop vite... (L'allumette s'éteigne.) Dire que tout ça ce serait tout... un feu sans chaleur.
ELLE
Je ne fume pas.
LUI
(Cela l'amuse.)
Alors, il y a encore du ressort... Vous ne refusiez pas quand je vous offrais.... (Il cherche ses cigarettes.)
C'est si agréable de parler en fumant...
ELLE
Peut-être.
LUI
(Il ne trouve pas son paquet de cigarettes.)
J'avais espéré que... peut-être... je pourrais vous inviter... à m'accompagner...
ELLE
Où?
LUI
Non, à fumer.
(Un temps. Il réfléchit.)
Peu importe. Partir.
ELLE
Je vous ai dit que je n'ai pas envie de fumer.
(Un temps. Elle réfléchit.)
Ça serait encore plus difficile. Après...
LUI
Je vous l'ai dit: je doute et puis le doute s'efface bien que je sache que ça va être l'Enfer...quand vous partez... j'ai dû vous l'écrire.
ELLE
Quand je suis seule, j'ai l'impression de devenir folle.
LUI
On a besoin de se reposer.
ELLE
J'avais vraiment l'impression de devenir folle.
(Il se tait.)
(Silence.)
LUI
Je sais.
ELLE
Je n'aurais plus pu venir, ni vous téléphoner. J'avais peur.
LUI
Il ne faut pas. Il n'y a personne qui vous souhaite du mal.
ELLE
Oui.
Personne ne me veut du mal. Seulement, c'est insupportable quand je la vois.
Son sourire.
Son intérêt pour moi.
J'ai l'impression d'être poursuivie par son regard.
LUI
Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise.
ELLE
Taisez-vous, ce serait mieux, ... peut-être...
LUI
Ça ne me dit rien. Je vais aller chercher des cigarettes.
(Il se lève du fauteuil. Il traverse le hall d'hôtel. Son allure est élégante, mais quelque peu irritée.
Il se dirige vers la porte qui donne vers l'entrée du restaurant de l'hôtel. On l'entend parler avec un garçon.
Discussion à mi-voix. On ne comprend rien de précis sauf le mot 'Gitanes'.
Puis il y a un moment de silence. Depuis le Off on l'entend téléphoner avec une femme. Elle n'a pas bougé depuis.
Elle regarde au loin. Elle regarde sans voir. Parfois elle revient à la situation, essaie d'entendre ce qui se passe dehors,
puis elle abandonne. Peut-être on entend quelques bruits qui pourraient venir depuis la réception. )
LUI
C'est moi.
FEMME
Tout va bien?
LUI
Oui. Mais je suis retenu. Je ne viendrai que demain, vers midi, à la gare centrale.
FEMME
D'accord.
LUI
Tout en ordre?
FEMME
Ne t'en fais pas.
LUI
Alors. A demain.
FEMME
Allez. A demain.
(On entend comment il raccroche le téléphone. Silence. On l'entend revenir. Son pas s'approche. Il fume. Il est nerveux.)
(Un temps.)
ELLE
J'ai pleuré avant que vous veniez.
Je ne savais plus quoi faire.
LUI
Nous parlons toujours de la même chose.
ELLE
De quoi?
LUI
Vous êtes très seule? N'est-ce pas?
ELLE
Elle m'a posé la même question, c'est drôle. (Cela l'amuse, elle rigole pandant un petit moment.)
Non justement pas. Vous inversez tout.
LUI
Je le supposait seulement. Ce serait un état normal.
ELLE
Je ne comprends pas ce que vous voulez exprimer avec cette solitude?
LUI
En général... vous savez... proprement dit. Nous sommes nés d'être seuls... délaissés dans le Néant, le noir... Il n'y a pas d'amis. Où sont vos parents... Je ne connais personne... vraiment, comme tout le monde. C'est vrai. Croyez-moi!
ELLE
Ah, vous parlez de cette solitude-là. C'est vrai, cette solitude est en nous, elle nous entoure. Mais comme cette solitude,
il y a aussi la tromperie sur cette solitude; la chair de tout à l'heure par exemple,
l'illusion qu'on se fait de pouvoir communiquer, s'entendre, s'aimer, peut-être...
C'est vague, je sais, mais il y a la solitude et la tromperie sur la solitude ou la tromperie de... la solitude...
LUI
Ce n'est pas si grave que ça. Vous vous êtes trompée, je crois. Un proverbe; comme on prépare son lit...
ELLE
Assez. Taisez-vous. Je vous en supplie...
LUI
(Méchant.) Ah, vous vous épuisez? C'est dommage.
ELLE
Pas du tout. C'est un jeu. Un petit jeu, un peu sale, un peu amer, qui laisse un arrière-goût plutôt mauvais...
LUI
Je ne disais jamais rien de pareil.
Qu'est-ce que vous pensez de moi? ...Qui suis-je?
ELLE
Comment pourrais-je le savoir? Je vous connais à peine.
(Un temps.)
Vous êtes un homme. Voilà tout.
LUI
Eh ben, me voilà un homme. Vous pourriez faire ce que vous voulez.
ELLE
Quelle proposition! Je suis suffisamment occupée par mes propres problèmes. Qu'est-ce que je ferais...
LUI
Il n'y a rien qui vous fait vibrer dans le ventre? A part vos genoux, je ne vois rien qui vibre...
ELLE
C'est banal ce que vous dites.
Cherchez-vous une pute et vos problèmes se règleront.
LUI
Ohlalalala... Moi, je n'ai pas de problèmes, pas du tout... Je vous ai... Je vous ai eu.
ELLE
Alors, vous voulez dire que je suis une pute?
LUI
Ce serait trop simple... Nous sommes tous des hommes qui sont obligés de se vendre.
ELLE
Arrêtons.
C'est simple. C'est bête. Si ce serait le cas, c'est notre corps qui nous le dicterait. Alors, on ne pourrait rien y faire.
La chair a ses propres lois. La vôtre. La mienne.
LUI
Et ça, c'est tout? Vous n'avez pas plus à dire que cela?
Et l'amour, les sentiments, sans condition, sans lois? Ce n'est rien. Est-ce que vous vous contrôlez toujours vous-même?
Et qu'est-ce qui est cette espérance... timide... tendre pendant que la vie est en train de glisser sous vos mains, ce n'est rien?
Y a-t-il encore des sentiments pour vous, comme ceux...
ELLE
On ose l'écouter ou non. Est-ce que vous parlez sinon? De vos sentiments, peut-être? Souvent c'est dangereux de parler,
de dire, de nommer les choses. C'est comme si les choses glisserait sous leur désignation donnée.
Alors on n'est jamais sûr si la chose correspond à la désignation.
On n'est jamais sûr si c'est ça, même si on se l'avoue, même si on se le jure. C'est mieux se taire.
Du coups, les pleurs me gagnent parce que j'ai peur de n'avoir pas reconnu ce que c'était...
Ah, je me perds dans du bavardage.
LUI
Quelle émotion. Je l'aime beaucoup.
Quelle évidence. Chaque mot une épée. Et donc, nous sommes en train de bavarder seulement... Malheuresement...
Une chose est dangereuse... d'avoir peur... de dire ce qu'on veut dire, sentir...
Si ce serait possible de dire ça... A partir de maintenant, c'est tout simplement impossible
de devenir une personne inconnue... peut-être pour l'étérnité... je l'espère.
ELLE
Il n'y pas d'étérnité... Toutes les choses finissent quand on regarde la terre de dessous, et, quand on arrête d'espérer...
LUI
...non, quand on arrête d'attendre.
ELLE
Je ne veux pas attendre une étérnité.
LUI
Peut-être vous l'avez déjà fait?
ELLE
C'est impossible comme ce ne pourrait pas être possible.
κLUI
Voilà.
ELLE
Est-ce qu'on se reverra?
κκκκκκLa vie est un rêve... Là, on se reverra.
ELLE
Dans cette vie...
LUI
Dans ce songe... entre ce mugissement de la mer et nos souvenirs.
ELLE
On oublie si vite... vous savez. Une odeur, par exemple.
LUI
Mais on se rappelle aussi de quelqu'un si on sent une certaine odeur. Du coup, la mémoire se rappelle et on se rend compte qu'on a oublié sans pouvoir oublier vraiment. Tout s'inscrit quelque part... dans notre chair...
ELLE
Votre peau - odeur sel de mer.
LUI
Plutôt odeur petit beurre au chocolat
ELLE
Vous dites cela parce que tout à l'heure vous aviez envie de manger des biscuits beurrés au chocolat. N'est-ce pas?
LUI
Plus ou moins. C'est la nervosité... J'ai besoin de mâcher quelque chose... quand je ne peux pas fumer.
ELLE
Nervosité? Angoisse peut-être de vous engourer, de vous tromper, angoisse de défaillir, angoisse de vous perdre, angoisse tout court.
La cigarette n'est qu'un détail dans tout le mosaïque.
LUI
Quel est ce mosaïque que vous vous imaginez...
Est-ce que ça veut dire que je ne sais pas ce que j'avais à faire? Est-ce que vous pensez que tout ne serait qu'une chose où manquerait une fin seulement et s'il y en avait une, ce serait parfait. Je n'ai pas peur d'écouter la vérité... votre vérité...
Dites-moi ce que vous voulez dire...
ELLE
C'était juste une association, une idée si vous voulez. L'idée que tout doit être un mosaïque, donc vous devez être un aussi.
En ce qui concerne la vérité que vous voulez entendre, je crois sincèrement qu'il n'y en a pas.
La fin, à vrai dire, je ne la désire pas, je ne la souhaite pas, je ne la cherche pas, je n'ose même pas me l'imaginer. C'est à nous de finir ou de ne pas finir.
Parfois dans la journée je désire que ça finisse, que vous partiez, une fois pour toutes,
et dans le même instant je souhaite à jamais retrouver votre corps dans quelque chambre,
où que ce soit, pour tout faire qu'une fin ne soit pas possible.
Ce serait beau de ne pas finir.
Vous ne trouvez pas?
LUI
Ah bon. Ça y est! Enfin! Allons-y comme ça. Pourquoi pas? Vous avez sûrement une solution facile!
(Il tatonne sa veste, cherche à nouveau ses cigarettes, ensuite le feu. Il met la cigarette dans la bouche et l'écoute parler.)
ELLE
Vous ne semblez pas comprendre.
LUI
Oui, c'est ça.
(Il allume la cigarette.)
ELLE
Pourquoi vous êtes venu ici, avec moi, pour me voir, pour me connaître, pour savoir qui je suis?
LUI
Pour détruire votre vanité... votre orgueil... et mes illusions.
Mais malheureusement, je n'ai pas réussi...
ELLE
Faciles vos intentions. Très facile. Si c'était vrai ce que vous dites, nous ne discuterions pas maintenant.
Vous savez vous-même que vous mentez.
(Elle réfléchit. Elle trouve.)
Vous auriez voulu que ce soit aussi simple.
LUI
Oui, c'est vrai. Je mens... comme tout le monde... Il n'y avait pas des intentions...
Ça m'aurait étonné si vous ne l'aviez pas remarqué... que je mens, je veux dire... moins maintenant.
C'est inutile de réfléchir sur ça... sur ce que j'ai voulu... peut-être vous avez raison.
(Il essaie de l'embrasser.)
ELLE
(Elle refuse.)
Vous savez, je ne puis détruire cet impression que vous jouez. En fait vous vouliez jouer avec moi,
mais le jeu s'est retourné sur vous, vous êtes le Minothaure dans le Labyrinthe. Qui vous jetera le fil d'Ariane?
LUI
Il n'y a personne qui m'aide. Personne ne peut vous aider non plus... C'est la solitude qui me survivera... Non.
Vivre tout simplement... et ce qui me fait rire...
ELLE
Au moins vous savez encore rire.
Vous savez: je suis heureuse. A la plage, j'étais heureuse. J'ai couru. Course folle. Course de liberté. Un instant seulement.
Un peu comme un enfant, insoucieux.
LUI
Est-ce que vous sautez sur vos barreaux... dans la tête... Oui, je le sens, vous êtes en train de voir derrière les frontières...
de cette vie ennuyeuse... C'est ça?
ELLE
Ce n'est pas la vie qui est ennuyeuse, c'est nous qui choisissons de vivre une vie ennuyeuse.
Ma vie m'ennuie rarement.
Pourquoi vous ne parlez pas de vous, de ce qui vous occupe, de ce que vous sentez, de ce qui vous obsède?
Pourquoi toujours vous protéger dans du bavardage?
LUI
Eh... Hein! Ne soyez pas si sérieuse que ça! S'il y avait quelque chose d'intéressant, je vous le dirais.
Je suis artiste... vous savez ce que ça veut dire? Je suis obligé d'être drôle, amusant, charmant et cætera. Et vous?
Vous ne l'aimez pas... un petit peu? Est-ce que je commence à vous gêner?
ELLE
Attention. Sinon vous vous gonflez trop.
(Elle s'écrie.)
Artiste! Quelle connerie! Apprenez à vivre - non: vivez!! Voilà vivez.
LUI
(Il a changé de mine.)
Est-ce qu'on se couche?
ELLE
Je suis fatiguée.
Mais je n'ai pas envie de me coucher... ici... quand vous êtes là.
LUI
Dommage.
ELLE
Vous vous rappelez de la mer? Vous vous souvenez de notre regard sur la mer?
LUI
Non.
ELLE
C'était un regard fou, mais un regard sans folie.
LUI
Ce n'est pas possible.
ELLE
Vous avez peur que je parte sans que vous le remarquiez, maintenant ou cette nuit, ou une autre nuit, s'il y en a.
La perte est toujours cruelle, d'autant plus quand on ne le remarque pas.
LUI
Ce n'est pas si grave que ça. C'est la vie.
ELLE
Vous essayez de vous consoler, de vous calmer. En fait, la peur ne vous lâche plus, n'est-ce pas. Ce n'est pas une peur, c'est une angoisse, une peur sans nom.
LUI
(Distrait.)
Si vous voulez.
(Silence.)
ELLE
Vous n'avez pas pensé ce mercredi soir.
En fait, c'est vous qui étiez seul.
LUI
(Très fort.)
Arrêtez. Une fois pour toutes, arrêtez.
ELLE
Peut-être ce serait mieux si on se séparait maintenant, sur le champ.
Vous pourriez tout enterrer, comme vous enterrez votre vie pour ne pas être poursuivi du souvenir de ce que vous avez vécu.
LUI
Une bonne idée, une excellente idée.
ELLE
Comme ça vous auriez la paix.
LUI
Tout à fait. Peut-être vous êtes élue pour me donner la paix, ou non.
ELLE
Je suis destinée à vous poursuivre jusqu'au sang, jusqu'à ce que votre coeur saingne de douleur, de désir... Je ne le sais pas.
La paix, vous devez la chercher vous-même. Je ne suis pas responsable de votre paix.
LUI
Et de cet état... est-ce que nous sommes... Qui est responsable? Le destin? Dieu? Qui a voulu cela... que...
Ça ne vaut pas la peine de discuter de ça... Il faut aller... Il faut faire... C'est ça qui compte.
ELLE
Je ne sais pas.
LUI
Oui, il faut faire. Les actes disent souvent plus que les paroles, les mots. Les actes ont des conséquences. Les paroles aussi, mais on arrive mieux à cacher son intention. Les actes sont plus directes si vous voulez.
ELLE
Faire. Oui, faire. On réfléchit plus avant de faire quelque chose qu'avant de dire quelque chose. N'est-ce pas?
LUI
Voilà. Vous semblez comprendre.
ELLE
Mais on fait aussi en disant, en parlant. Dire peut aussi être faire.
LUI
Cela peut être le cas, mais ce n'est pas la même chose. C'est pourquoi c'était important de partir. Pour voir ce qui se passe.
Nous ne pouvions pas savoir.
Nous sommes partis pour voir. Vous et moi.
ELLE
Oui.
LUI
Nos actes disent plus que tout ce qu'on dit sur nos actes, n'est-ce pas? Nous savons ce qu'on a fait. C'était inévitable. N'est-ce pas?
ELLE
Mais en parlant sur les actes, on aperçoit la divergeance entre l'acte et ce qui est dit sur l'acte.
LUI
ELLE
Je crois que vous ne savez plus quoi faire. Soyez raisonnable et tout le monde vous aimera.
LUI
C'est enfantin ce que vous dites. Souvenez-vous de tout ce que j'ai fait.
ELLE
Mais vous étiez impuissant au moment où elle était là. Vous n'avez rien fait. Rien du tout.
LUI
Arrêtez de me reprocher du vieux café. Je ne savais plus quoi faire.
ELLE
Vous ne voulez pas vous brouiller. Je vous comprends. Mais cela dit assez sur nous.
Qu'est-ce que vous en pensez?
(Il se tait.)
Et puis vous savez que je partirai définitivement. Il n'y a rien à changer à ce départ.
LUI
Si vous restiez ici, ce serait autre chose.
ELLE
A vrai dire, cela me rend triste. Il ne vous semble pas que ça dise assez?
LUI
Vous m'en voulez?
ELLE
Pourquoi parler encore. On n'a rien à se dire. Nous nous gênons, il me semble. Vos calculs me gênent.
Je ne supporte pas votre présence. Je vais partir tout de suite.
(Un peu perdue.) Mais où? Partir où?
(Elle se lève rapidement. Elle est devenu de plus en plus nerveuse.
Elle ne sait pas encore si elle va réaliser ce qu'elle vient de dire. Elle hésite.
Elle le regarde, avance pour regarder par la fenêtre, pour regarder la mer. Elle ne reste pas tranquille.
Il la regarde quand elle est occupée, sinon il essaie d'éviter son regard à elle. Elle ne tient pas à la fenêtre.
Elle s'approche de lui, se retourne vers la fenêtre, avance vers lui. Rapidement. Puis elle ralentit son mouvement.
Elle s'approche tout près de lui, en sorte qu'elle pourrait le toucher si elle bougeait une main, la tête. Elle reste immobile.)
ELLE
Je pars.
(Silence.)
(Elle reste immobile.)